Report / Middle East & North Africa 4 minutes

L'islamisme en Afrique du Nord IV: Contestation islamiste en Mauritanie: Menace ou bouc émissaire?

Ignorée par les médias et les chancelleries internationales, la Mauritanie vit une période d'instabilité croissante. Tentatives de putschs avortés, formation du mouvement rebelle, Foursan Taghyir (Les Cavaliers du Changement), découverte de caches d'armes à Nouakchott, arrestations de dirigeants islamistes: les signes ne manquent pas.

Synthèse

Ignorée par les médias et les chancelleries internationales, la Mauritanie vit une période d'instabilité croissante. Tentatives de putschs avortés, formation du mouvement rebelle, Foursan Taghyir (Les Cavaliers du Changement), découverte de caches d'armes à Nouakchott, arrestations de dirigeants islamistes: les signes ne manquent pas. Dans le discours officiel, le problème de la stabilité politique tend à être lié à la question de l'Islamisme. La réalité est bien moins simple. Le régime d'Ould Taya profite de la situation internationale (lutte contre le terrorisme mondial) pour légitimer un déni de démocratie et accréditer la thèse de l'accointance des islamistes avec les rebelles, afin de les déconsidérer. Ce faisant, il prend le risque de conduire l'État mauritanien dans une impasse en le rendant dangereusement dépendant du soutien américain face à une contestation interne grandissante. Miser sur le soutien extérieur pour réprimer un soi-disant terrorisme islamiste local qui, à l'heure actuelle, n'existe guère, relève plus de la fuite en avant que d'une stratégie réfléchie, et pourrait à terme s'avérer une très coûteuse erreur.

La mouvance islamiste mauritanienne se manifeste de plusieurs manières: les associations caritatives, les organisations de prêche (la Jema'at al-Da'wa wa 'l-Tabligh étant la mieux implantée), et une nébuleuse de groupuscules politiques proches de l'idéologie des Wahhabites, des Frères Musulmans et de penseurs comme le tunisien Rachid Ghannouchi ou le soudanais Hassan al-Tourabi. Le faible degré d'organisation politique provient de l'interdiction de constituer des partis politiques d'opposition avant l'ouverture démocratique de 1991 et, depuis, d'une ordonnance relative à l'organisation des partis dont le pouvoir actuel se sert pour garder les islamistes en dehors du champ politique. Une première tentative d'unification des différents courants politiques avait eu lieu au milieu des années 1990 et s'était soldée par l'arrestation de ses leaders.

Si l'expression politique de l'islamisme est limitée, les sympathisants de cette idéologie sont de plus en plus nombreux. L'islamisme se développe surtout dans les villes (Nouakchott, Nouadhibou, Rosso, Zouérat), au sein de certaines populations comme les Haratines (ancienne couche servile de la société qui constitue aujourd'hui l'essentiel du sous-prolétariat urbain) ainsi que chez les jeunes sortis sans véritable qualification du système d'éducation arabisé et qui échouent sur un marché du travail complètement déprimé. La réforme de l'éducation, qui a introduit massivement l'arabe au détriment du français, a été un grave échec, la maîtrise du français restant un atout considérable sur le marché de l'emploi. De plus, cet abandon du français a coupé les nouvelles générations du monde occidental et de ses valeurs. L'islamisme s'enracine également dans la misère urbaine, le rejet d'une classe politique corrompue et l'enterrement du projet démocratique. Le secteur caritatif, dont l'essentiel des fonds provient des pays du Golfe, contribue également à son essor. Ces flux économiques importants ne sont absolument pas contrôlés par l'État, qui n'a donc aucun moyen de savoir si ces fonds ne sont effectivement destinés qu'aux actions caritatives et à l'édification de mosquées.

Une tentative d'unification du courant politique semble se dessiner autour du Parti de la Convergence Démocratique (PCD), bien que ce parti ne soit pas encore reconnu par les autorités. Mais le pouvoir semble une fois de plus ne pas vouloir accepter les islamistes dans le champ politique, bien que ceux-ci s'affirment légalistes et prêts à jouer le jeu démocratique.

Le gouvernement a intérêt à repenser sa stratégie, s'il veut renforcer l'assise politique interne de l'État. Pour ce faire, il devrait s'attaquer aux facteurs sociaux qui favorisent la contestation islamiste, notamment le chômage endémique, la corruption de la classe dirigeante et la très grande inégalité dans la répartition des revenus au niveau national. Il devrait également mener un effort particulier pour rénover son système éducatif, en se penchant en particulier sur le cas des élèves issus du système éducatif religieux. Ce faisant, il donnerait au parti au pouvoir, le Parti Républicain Démocratique et Social (PRDS), le profil d'un parti national réformateur capable d'affronter la concurrence politique de manière démocratique, au lieu d'avoir recours à la seule répression pour tenir en échec les courants d'opposition.

Le gouvernement devrait aussi revoir son interprétation extrêmement restrictive de l'ordonnance de 1991 sur les partis politiques. Sans revenir sur le principe, en lui-même défendable, selon lequel "l'Islam ne peut pas être l'apanage exclusif d'un parti politique", il doit cesser d'exploiter ce principe comme prétexte pour interdire tout parti prenant l'Islam comme référence. Au contraire, il pourrait légitimement exiger des partis politiques qu'ils reconnaissent formellement, eux aussi, ce principe comme condition de leur propre légalisation et établir ainsi les conditions d'une ouverture du champ politique aux partis constitutionnels issus de la mouvance islamiste de manière à sauvegarder l'État au lieu de le déstabiliser.

Les puissances occidentales auront intérêt, elles aussi, à revoir leurs analyses et leurs démarches. L'accent mis par Washington sur l'aspect purement militaire de la "guerre contre le terrorisme" dans le cadre sahélien en général,[fn]Voir Crisis Group Africa Report N°92, Islamist Terrorism in the Sahel: Fact or Fiction?, le 31 mars 2005.Hide Footnote et dans le cas de la Mauritanie en particulier, risque d'être de plus en plus indéfendable dans la mesure où on ne constate aucun mouvement terroriste réel sur le terrain et dans la mesure où l'approche américaine sert à justifier le déni de droits politiques aux courants d'opposition non-violents. Les États-Unis devraient au contraire aider et encourager le gouvernement mauritanien à faire face aux problèmes socio-économiques et culturels et appuyer ses initiatives éventuelles pour élargir ses assises internes et ouvrir le champ politique aux forces d'opposition constitutionnelles. L'Union Européenne, pour sa part, devrait développer ses réflexions dans le même sens et continuer son soutien économique et social tout en incitant les États-Unis à contribuer avec elle à la fois au développement économique équilibré de la Mauritanie et à l'approfondissement du pluralisme politique.

Le Caire/Bruxelles, le 11 mai 2005

Executive Summary

Disregarded by the media and international community, Mauritania is nonetheless experiencing a period of increasing instability. Evidence abounds and includes failed military coups, creation of a rebel movement, Foursan Taghyir ("The Knights of Change"), discovery of weapons caches in Nouakchott, and the arrest of Islamist leaders. Although the official discourse tends to tie the issue of political stability to the question of Islamism, the reality is far more complex. President Ould Taya's regime is taking advantage of the international context (the struggle against global terrorism) to legitimise its denial of democratic rights, while giving credence to the concept that Islamists are linked to the armed rebels in order to discredit them. In so doing, it runs the risk of leading the state into an impasse by rendering it dangerously dependent on U.S. support in the face of growing domestic discontent. To count on external support to suppress an alleged local Islamist terrorist threat that, at present, barely exists is to recklessly push forward rather than pursue a well thought out strategy. It could ultimately turn out to be a very costly mistake.

The Mauritanian Islamist movement has assumed various forms: charitable associations, missionary organisations (the Jema'at al-Da'wa wa 'l-Tabligh being the most firmly established) and a nebulous set of political groupings whose ideology draws from Wahhabism, the Muslim Brotherhood and thinkers such as the Tunisian Rachid Ghannouchi or the Sudanese Hassan al-Tourabi. Politically, the country's Islamists are poorly organised, a result of both the ban on opposition political parties that existed prior to the 1991 democratic opening and, since that time, of the regulation governing the establishment of political parties invoked by the regime to keep Islamists outside the political sphere. An initial attempt in the mid-1990s to unify the various political currents ultimately failed, and ended in the arrest of its leaders.

Although Islamism's political expression remains constricted, the number of its sympathisers is rapidly growing. It is expanding chiefly in the towns (Nouakchott, Nouadhibou, Rosso and Zouérat) and among groups such as the Haratines (the former slave stratum which currently constitutes most of the urban sub-proletariat) as well as young Mauritanians who emerge from an Arabised educational system without any legitimate qualification and end up adrift on a thoroughly depressed labour market. The educational reform, which replaced French with Arabic on a massive scale, was a resounding failure, as mastery of French remains a key asset for job-seekers. Moreover, the forsaking of the French language cut off young generations from the West and its values. Islamism has also found fertile ground in urban poverty, rejection of the corrupt political class and the abortion of the democratic project. Finally, Islamism prospers thanks to a charitable sector whose funds are mostly of Gulf origin. These significant economic transfers wholly escape the control of the state, which has no way of knowing whether the funds are sent only to support charitable initiatives and mosque construction, as claimed.

The Islamist political current is presently trying once more to unify its ranks, this time around the Party of the Democratic Convergence (PCD), which the regime has yet to authorise. The regime once again appears unwilling to accept Islamists in the political field, even though they maintain they want to operate within the law and promote democracy.

If it wants to strengthen the state's internal support, the government must rethink its strategy. This will entail a consistent effort to address the social causes of Islamist dissent, especially widespread unemployment, high-level corruption and the highly unequal distribution of revenue at the national level. At the same time, it should undertake a serious effort to overhaul the education system, focusing in particular on students who studied in religious schools. The goal should be to turn the governing party, the Democratic Republican Party (PRDS), into a national party of reform that would be capable of facing political competition in a democratic manner, instead of relying on repression alone to check opposition currents.

The government also should reconsider its extremely restrictive interpretation of the 1991 law on political parties. While the principle that "Islam cannot be the monopoly of a single political party" in itself can be justified and need not be discarded, it should stop being used as a pretext to ban any party that invokes Islam as its reference. On the contrary, the government could legitimately require that political parties explicitly accept this principle as a condition of their legalisation. This could pave the way for opening the political field to constitutional parties originating in the Islamist movement in a manner that would safeguard, rather than destabilise, the state.

Western powers also would be well served by revising their analyses and policies. Washington's emphasis on the purely military aspect of its "war against terrorism" in the Sahel in general[fn]See Crisis Group Africa Report Nº92, Islamist Terrorism in the Sahel: Fact or Fiction?, Dakar/Brussels, 31 March 2005.Hide Footnote  and Mauritania in particular risks becoming increasingly indefensible insofar as there is no genuine terrorist movement on the ground and insofar as this policy is being exploited to justify denying political rights to non-violent opposition currents. Instead, the United States should encourage the Mauritanian government to address its socio-economic and cultural challenges, and help it do so. It also should back any efforts to allow opposition forces respectful of the constitution admission to the political field. The European Union should develop its own policy thinking along the same lines, continuing its economic and social development assistance and working with the U.S. to help foster balanced economic development and deepened political pluralism in Mauritania.

Cairo/Brussels, 11 May 2005

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