Côte d'Ivoire, piège d'acier
Côte d'Ivoire, piège d'acier
Retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire : une nouvelle occasion de réconciliation
Retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire : une nouvelle occasion de réconciliation
Op-Ed / Africa 5 minutes

Côte d'Ivoire, piège d'acier

Que reste-t-il de la Côte d'Ivoire et d'un projet politique pour cet ancien bijou de l'Afrique de l'Ouest après les événements du week-end ? Le président Laurent Gbagbo a de nouveau démontré à quel point il est un partenaire plus qu'incertain de ceux qui travaillent à une sortie négociée de la crise. Il est tragique qu'il ait fallu que des soldats français soient tués pour qu'une réponse à la hauteur d'une telle violation du cessez-le-feu soit déclenchée.

La destruction par la France de la force aérienne ivoirienne et l'appui que la France a obtenu pour cette action sur la scène internationale est un signal fort lancé aux dirigeants irresponsables qui n'hésitent pas à jouer l'avenir de leur pays et la stabilité de l'Afrique de l'Ouest pour quelques avantages politiques momentanés. Mais la France se retrouve désormais avec une situation bien difficile à gérer, qui la met dans une position qu'elle a essayé à tout prix d'éviter depuis le début de cette crise : être au centre d'une opération de police qui la recouvre de l'uniforme peu envié sur ce continent du gendarme colonial.

Pourtant, ce pas de plus dans la descente aux enfers aurait pu être évité si le désarmement avait effectivement débuté, comme prévu, le 15 octobre. Le malheur de la Côte d'Ivoire, c'est d'être divisée entre un Guillaume Soro, d'un côté, auquel la communauté internationale a offert la possibilité de se hisser à la stature d'un homme d'Etat et qui s'est démontré incapable de saisir cette occasion, et, de l'autre bord, un Laurent Gbagbo qui a subtilement bloqué toutes les avancées de Marcoussis et d'Accra.

Des dix lois visant à des réformes politiques promises par le président Gbagbo lors du sommet d'Accra en juillet, seules deux ont été votées.

Du côté des anciens rebelles, aujourd'hui Forces nouvelles, les engagements n'étaient pas tenus non plus. Il est extrêmement clair aujourd'hui qu'une situation de "Ni paix ni guerre" sert bien les intérêts en monnaie sonnante et trébuchante de tous les protagonistes de la classe politique ivoirienne.

Imaginons cependant un instant que l'on ait pu surmonter ces points de blocage et organiser une consultation électorale. Imaginons que les effluves de gaz lacrymogène se dissipent dans la zone du 43e bataillon d'infanterie de marine (BIMA), lieu traditionnel des affrontements entre les soldats français et les "jeunes patriotes" pour le sursaut national. Quels seraient alors les projets que les hommes politiques auraient à proposer aux Ivoiriens ? Quelles seraient les ambitions d'un Laurent Gbagbo reconduit dans son fauteuil si la Côte d'Ivoire n'était plus divisée en deux ? Quel serait le cheval de bataille d'un Alassane Ouattara dans l'hypothèse d'une victoire au terme d'une élection à laquelle il aurait été finalement autorisé à se présenter ? Que ferait enfin cette fois-ci pour son pays un Henri Konan Bédié qui n'a pas su ou pas voulu insuffler une vision d'avenir pendant les six années qu'il a passées à la tête du pays ? Malheureusement une réponse honnête à ces questions correspondrait à une condamnation sans appel d'une classe politique sans réelle vision pour son propre pays.

La nostalgie politique, si commune aux ex-pays socialistes d'Europe de l'Est, semble s'être emparée aussi de la Côte d'Ivoire. Le promeneur du dimanche à Grand Bassam peut entendre les clients des restaurants du bord de mer, en majorité blancs, se lamenter en pensant au bon vieux temps : "Eh oui, c'était la dolce vita. La vie était agréable, et on venait ici tous les week-ends..." Dans les bars à moitié vides de l'Hôtel Ivoire, celui qui se délecte d'un expresso ivoirien peut entendre des partisans du Front populaire, le parti de Gbagbo, répéter à l'envi que "tout allait bien dans l'Ouest avant l'arrivée de tous ces gens du Nord". Un peu partout, en ville, dans les maquis, les bars, les salons, on évoque l'époque idyllique du règne du "Vieux" (Félix Houphouët-Boigny).

Personne n'ose dire que cette Côte d'Ivoire naviguant dans le bonheur n'était qu'illusion, qu'Abidjan n'était qu'une vitrine néocoloniale subventionnée par le système de la "Françafrique", que le succès de l'économie de plantation reposait essentiellement sur la mise en valeur de la terre ivoirienne par le labeur mal rémunéré des Burkinabés et des immigrés maliens.

Cette époque est bel et bien révolue. Entre-temps, l'endettement du pays a explosé, la violence exercée par les forces de sécurité sur les civils s'est banalisée et la politique post-houphouëtiste est devenue un jeu de disqualification des uns par les autres. La réponse de la classe politique à ces défis a été plus que simpliste : l'ivoirité, qui visait avant tout à écarter de la vie politique et économique ces immigrés du Nord qui avaient puissamment contribué à asseoir la puissance économique ivoirienne.

Si les nouvelles lois sur les conditions d'éligibilité, sur la nationalité et la propriété foncière ne sont pas adoptées prochainement, et si le désarmement ne commence pas dans le même délai, on manquera de temps pour organiser l'inscription des électeurs, les registres d'état civil d'un grand nombre de villes du Nord ayant été détruits. La France, l'ONU et la communauté internationale en général devraient dans cette hypothèse concevoir une politique conséquente pour faire face à une situation inextricable : d'un côté, un régime qui s'accrocherait au pouvoir au terme de son mandat, de l'autre, une opposition qui n'accepterait pas un tel statu quo. Telle est la recette idéale pour voir une recrudescence de la violence dans tout le pays.

Une troisième commission d'enquête des Nations unies vient d'achever son rapport sur tous les crimes commis par chacune des parties depuis le début de la rébellion le 19 septembre 2002. Elle devrait proposer immédiatement des pistes juridiques pour poursuivre devant la justice ceux qui ont commandité les tueries, aussi bien dans le nord que dans le sud du pays. Entre les massacres des 25, 26 et 27 mars à Abidjan, lorsque les forces de l'ordre ont fait au moins 200 morts en dispersant des manifestants, et ceux des 20 et 21 juin à Bouaké et Korhogo, où des querelles d'influence et les purges qui ont suivi ont fait une centaine de morts, les plus hauts responsables politiques des deux côtés de la ligne d'affrontement pourraient être définitivement écartés du jeu politique.

La justice internationale est l'outil le plus efficace pour mettre hors jeu des politiciens cyniques et rusés qui recourent à des artifices juridiques pour disqualifier leurs adversaires tout en conservant des milices prêtes à l'emploi en cas d'échec de cette stratégie. La manipulation éhontée d'une jeunesse dont la seule perspective consiste à fournir de la chair à canon pour les différentes factions ne cessera que lorsque les responsables seront écartés par une justice internationale rapide et musclée.

La Côte d'Ivoire a besoin aujourd'hui d'hommes et de femmes capables de tirer un trait sur la nostalgie d'un âge d'or perdu et d'offrir une vision d'avenir autour d'un projet national rassembleur pour tout le pays. Les protagonistes du conflit actuel ont suffisamment montré qu'ils ne font pas partie de cette catégorie de politiciens. Laissée à leur bon vouloir, la Côte d'Ivoire ne peut que s'enfoncer encore plus dans son marasme économique et donner libre champ aux démons nationalistes qui la dévorent.

En détruisant la flotte aérienne ivoirienne, la France a fait de Gbagbo un président dépossédé des attributs principaux de sa souveraineté. Il ne pourra plus nuire sans un accord tacite de Paris, qui a prouvé également que ses soldats pouvaient momentanément ramener le calme à Abidjan. Mais la France elle-même est prise au piège ivoirien. Elle ne peut pas se permettre de laisser le jeu pourrir de la sorte, elle ne peut plus contempler une presse raciste qui continue ses appels à la chasse aux étrangers. Le recours à l'ONU, à l'Union africaine et à la Cedeao (Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest) est central, mais devrait être utilisé comme un moteur d'action plus que comme une raison commode pour ne pas agir.

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