Le Turkménistan et les droits de l'homme
Le Turkménistan et les droits de l'homme
Op-Ed / Europe & Central Asia 4 minutes

Le Turkménistan et les droits de l'homme

Le Président du Turkménistan effectue une visite d’Etat en France. Ne placer sa visite que sous l’angle commercial serait une erreur indigne de la République.

Gurbanguly Malikkulievich Berdimukhamedov vient à Paris cette semaine… Le Président du Turkménistan nous fait l’honneur de répondre à une invitation de Nicolas Sarkozy et gratifie la France d’une visite d’Etat.

Ce n’est évidemment pas la patrie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’il vient visiter, mais celle des grands groupes industriels qui ont su s’implanter dans cette république gazifière au fonctionnement ubuesque. Faire des affaires au royaume de M. Berdimukhamedov relève de la gageure. Il faut savoir y manier l’art de la révérence et du lustrage de bottes bien mieux que dans n’importe quelle autre république de Françafrique…

Et il est impressionnant de voir à quel point les grands groupes français ont su s’installer dans les sables riches en gaz de l’un des pays les plus fermé de l’ex-Union Soviétique. Bouygues, par exemple, a construit le palais présidentiel, le parlement, le stade olympique, l’immense mosquée Kipchak dont la coupole, couverte d’or, est l’une des plus grande d’Asie, et comme personne ne manque d’humour sous le soleil turkmène, le groupe français a également construit la « Maison de la presse libre » à Ashkhabat ! Il n’est pas sans savoir que la moindre ligne « libre » dans un journal turkmène aboutit à l’emprisonnement immédiat de son auteur et à l’envoi en exil intérieur de sa famille. Car les châtiments collectifs sont à la mode au Turkménistan en ce début de 21ème siècle : déplaisez à M. Berdymukhamedov et c’est toute votre famille qui en paiera le prix.

Si le ridicule tuait, le Turkménistan indépendant serait probablement le plus grand cimetière de PDG de grands groupes industriels au monde. Du temps du président Niyazov, mort fort opportunément dans la nuit du 20 au 21 décembre 2006 d’un arrêt cardiaque, alors que son cardiologue allemand venait de partir en vacances de Noël, nos PDG se précipitaient pour réciter les louanges de ce grand penseur qui se fit appeler Turkmenbashi, père des Turkmènes et même prophète. Son livre, la «Ruhnama », un condensé d’aphorismes et de ses réflexions simplistes sur la vie, le monde et le rôle messianique de la nation Turkmène dans l’histoire de l’humanité, a été traduit dans plusieurs langues européennes par des groupes industriels désireux d’obtenir de juteux contrats. Pour le français, ce fut Bouygues qui devança les autres et pour l’allemand, Daimler Chrysler, dont les goûts littéraires furent immédiatement récompensés par l’achat exclusif de Mercedes comme voitures de fonction du gouvernement turkmène… La Ruhnama fut imposée comme ouvrage d’étude central pour toutes les classes du secondaire et pour les universités avec des effets désastreux sur la qualité de l’enseignement. La présentation de la traduction française de l’ouvrage donna lieu à une grande cérémonie publique en septembre 2006 à Ashkhabat durant laquelle le vice-président de Bouygues, M. Aldo Carbonaro n’hésita pas à qualifier la Ruhnama d’ouvrage de « haute valeur artistique et scientifique » ! Gageons que ni lui ni aucun membre du conseil d’administration de Bouygues n’en imposera la lecture à ses enfants ! La plupart des groupes qui ont décroché de grands contrats d’Etat sont passés par les fourches caudines de la Ruhnama. Mais le danger reste limité : le ridicule, là-bas, ne tue que l’avenir intellectuel des jeunes turkmènes.

On ose espérer que le président de la République saura élever la visite du président Turkmène au-dessus des comptoirs de marchands. Car derrière les relations commerciales et le nécessaire positionnement européen sur le marché du gaz turkmène (l’Union européenne voit dans le Turkménistan le principal fournisseur pour son projet de gazoduc Nabucco, sans toutefois que les experts ne s’accordent sur la faisabilité de ce projet) doit s’accompagner d’un dialogue clair sur les dérives les plus graves du régime turkmène.

Médecins Sans Frontières vient d’être jeté à la porte du Turkménistan après dix ans d’efforts remarquables. Avec le départ des courageux docteurs, plus aucune ONG internationale n’est présente dans le pays. MSF gérait, entre autres, un projet important de formation à la détection des pandémies comme le SIDA par exemple, et au suivi des malades. Le gouvernement ayant décrété que le SIDA n’existe pas au Turkménistan, non seulement il devient extrêmement dangereux pour un médecin d’annoncer que l’un de ses patients est séropositif, mais encore de le traiter ! Obsédé par les statistiques reluisantes, le gouvernement turkmène empêche son corps médical de faire son travail. Près de 90 pour cent des médecins turkmènes on été harcelés par la justice pour avoir osé notifier l’apparition de symptômes de maladies que le gouvernement a déclarées inexistantes dans le pays. Nicolas Sarkozy doit soulever cette question avec son homologue turkmène. Les conséquences de politiques aussi aveugles, à notre époque globalisée, vont bien au-delà du seul pays qui les applique.

L’étouffement total de la société civile est un autre sujet de préoccupation. Les obstacles que le gouvernement oppose à la création d’associations ou à l’enregistrement d’ONG sont tels que la société civile est dépourvue de moyens légaux d’action. Aucune organisation indépendante locale ou internationale ne peut faire un suivi de la situation des droits de l’homme sans risquer l’arrestation immédiate. En condamnant à six ans de prison le militant écologiste, Andrei Zatoka, finalement relâché mais forcé de quitter le pays et de renoncer à la nationalité turkmène, le gouvernement de M. Berdymukhamoedov démontre qu’il ne tolère aucun questionnement sur quelque sujet que ce soit.

Enfin, l’accès à des informations fiables est un problème quotidien pour une population turkmène soumise à une propagande d’Etat constante et au culte de la personnalité du Président Berdymukhamedov qui, mieux ciblé et moins rocambolesque, semble toutefois n’avoir plus rien à envier à celui de son prédécesseur. Des sites internet comme Youtube ou Livejournal viennent d’être bloqués. Plus de cent-soixante jeunes turkmènes qui étudiaient à l’étranger se sont vu notifier l’interdiction de quitter le pays après leurs vacances d’été l’an dernier…

Il est essentiel que Nicolas Sarkozy soulève ces questions épineuses avec son homologue turkmène. Il devrait demander la libération sans conditions de tous les défenseurs des droits humains incarcérés sur la base d’accusations mensongères. Ne placer la visite du président turkmène que sous l’angle commercial serait une erreur indigne de la république.
 

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