L'après Ben Guerdane: 7 pièges à éviter
L'après Ben Guerdane: 7 pièges à éviter
To Deal or Not to Deal: How to Support Tunisia out of Its Predicament
To Deal or Not to Deal: How to Support Tunisia out of Its Predicament
Op-Ed / Middle East & North Africa 4 minutes

L'après Ben Guerdane: 7 pièges à éviter

L'attaque de l'Etat islamique (EI) au cœur de Ben Guerdane, ville du Sud-Est de la Tunisie, à une trentaine de kilomètres de la Libye, vient d'étendre la zone de conflit armé jusque-là cantonnée de l'autre côté de la frontière.

Presque toutes les unités régulières et spécialisées de la police, de la garde nationale et de l'armée sont intervenues (unités spéciales de la garde nationale, brigade antiterroriste de la police, groupe des forces spéciales de l'armée). Plusieurs centaines d'hommes ont bouclé la ville, pris position autour des bâtiments visés et ratissé de nombreux quartiers à la recherche des assaillants. Le bilan est lourd : 36 tués parmi les jihadistes, onze parmi les forces de sécurité et sept parmi les civils. L'attaque, qui n'a pas été officiellement revendiquée par l'EI, est sans doute liée à la frappe américaine du 19 février sur un camp de l'EI à Sabratha, dans le Nord-Ouest de la Libye, qui a tué 40 membres supposés de ce groupe, la plupart tunisiens.

Si les forces de sécurité sont parvenues à repousser cette attaque, il est important de noter qu'elle est sans précédent depuis le « coup de Gafsa » du 27 janvier 1980 (l'attaque de la ville minière de Gafsa par un commando de 300 Tunisiens armés par la Libye et soutenus par les renseignements militaires algériens).

La Tunisie doit s'attendre à de nouvelles attaques et essayer de réduire leur impact en gardant à l'esprit sept points clés:

  • Cet assaut simultané sur trois cibles stratégiques (caserne militaire, quartier général de la garde nationale et commissariat de police de la ville), accompagné de trois assassinats ciblés (un agent des douanes, un agent de police et un membre d'une brigade de renseignement antiterroriste de la garde nationale) ne devrait pas être considéré comme une simple opération « terroriste ». En effet, il s'apparente à une tentative d'attaque insurrectionnelle, coordonnée notamment par une cinquantaine de membres de cellules dormantes de l'EI à Ben Guerdane. Le terme « terroriste » jette un voile sur les objectifs politiques du commando : rallier à sa cause une partie de la population de Ben Guerdane, réputée « frondeuse », en l'incitant à l'insurrection, tout en prenant le contrôle militaire de la ville. L'EI a ainsi diffusé un message révolutionnaire jihadiste des haut-parleurs des mosquées et tenté de distribuer des armes. Ceci rappelle l'attaque de Gafsa du début des années 1980 et a un sens politique.
     
  • Sur le plan militaire, le commando était en sous-nombre et aurait commis un certain nombre d'erreurs tactiques malgré sa connaissance du terrain. Cela ne doit pas signifier que les forces armées tunisiennes seront en tout temps et en tous lieux supérieures à celles de l'EI. En collaboration étroite, les différents corps (police, armée, garde nationale) devraient rapidement tirer le bilan opérationnel et stratégique de la mise en échec de cette opération tout en restant sur leurs gardes. A quelques kilomètres de Ben Guerdane, Zarsis, lieu d'immigration clandestine vers l'Europe, et Djerba, zone touristique et cœur de la communauté juive de Tunisie, pourraient être visés. De même, les jihadistes des zones montagneuses et forestières près de Kasserine, qui rayonnent jusqu'à Sidi Bouzid dans le centre du pays, pourraient profiter de l'occasion pour lancer des attaques.
     
  • Les forces de sécurité doivent réagir de manière mesurée lors de l'interpellation des habitants de Ben Guerdane qui ont aidé le commando, en particulier sur le plan logistique. Ceux-ci pourraient se chiffrer par centaines étant donné l'ampleur de l'attaque. Des arrestations non ciblées, accompagnées de brutalités policières, pourraient diviser les familles, alimenter les frustrations de beaucoup d'habitants et augmenter le nombre de relais des combattants de l'EI lors de prochaines opérations jihadistes.
     
  • La classe politique doit à tout prix se garder de profiter de l'occasion pour régler des comptes et réveiller le clivage islamiste/anti-islamiste. Un examen serein et non polémique des faits est nécessaire.
     
  • Le discours d'unité nationale mis en avant par la classe politique en 2015 (après les attentats du musée du Bardo à Tunis en mars, de l'hôtel Marhaba à Port el Kantaoui en juin et l'attaque du bus de la garde présidentielle en novembre) se banalise et perd de son attrait au fil des attentats. Un discours de réunification nationale qui n'hésiterait pas à évoquer les clivages sociaux et régionaux, notamment le sentiment d'exclusion historique du Sud du pays, devrait être privilégié.
     
  • La carte mentale des jihadistes de l'EI fait peu de cas des frontières de l'Afrique du Nord définies au XXe siècle. Certains membres de l'EI rêvent de renouer avec les frontières géo-historiques de l'émirat aghlabide (forme arabe de l'Afrique proconsulaire romaine regroupant la Tunisie actuelle, la moitié est de l'Algérie et le Nord-Ouest de la Libye ou Tripolitaine) et, à défaut, estiment que Ben Guerdane pourrait constituer le haut lieu stratégique d'une zone « libérée » incluant le Sud-Est de la Tunisie et la Tripolitaine (une sorte d'émirat de Tripoli ou de Ben Guerdane). Ben Guerdane, espace d'économie parallèle (marché de change informel, contrebande transfrontalière) pourrait devenir un lieu de convergence des forces jihadistes et réseaux criminels régionaux. La tentative d'attaque insurrectionnelle de Ben Guerdane n'est donc pas un problème tuniso-libyen mais un problème régional qui requiert une réponse régionale, notamment le renforcement significatif de la coopération politique et sécuritaire tuniso-algérienne.
     
  • La frontière tuniso-libyenne ne peut être sécurisée sans une étroite collaboration des populations locales, notamment des cartels historiques de contrebande. Afin de garantir leur coopération, il est nécessaire de créer des espaces de libre-échange exonérés de droits de douane et leur permettre de prendre en charge une partie des activités commerciales. La création de ces zones permettrait de désenclaver la région en encourageant la création d'infrastructures routières, immobilières, agricoles et industrielles.

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