Report / Middle East & North Africa 4 minutes

Réforme et stratégie sécuritaire en Tunisie

​L’appareil de sécurité intérieure tunisien est globalement dysfonctionnel.​​ Il​ se fragmente, affirme son autonomie vis-à-vis du pouvoir exécutif et législatif, et semble incapable de combattre la montée des violences jihadistes. Sans une stratégie de sécurité globale, incluant une réforme des forces de sécurité intérieure, le pays maintiendra une gestion des crises au coup par coup, au risque de sombrer dans le chaos ou de renouer avec la dictature.

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Synthèse

La Tunisie réagit au jour le jour à des violences jihadistes qui se multiplient et dont l’ampleur s’aggrave, mais son appareil de sécurité intérieure est globalement dysfonctionnel. Les attentats de Tunis et de Sousse, en mars et juin 2015, et les attaques fréquentes contre la police, la garde nationale et l’armée depuis plus de deux ans, particulièrement dans les zones frontalières, démontrent la percée significative des groupes islamistes radicaux. Les autorités éprouvent des difficultés à faire face à cette menace et à développer une politique publique de sécurité. Si la situation est en grande partie liée aux problèmes internes des forces de sécurité intérieure (FSI), le contexte régional n’aide guère. Pour faire face à cette violence, mais aussi mieux gérer les contestations politiques et sociales, une réforme d’envergure des FSI est nécessaire.

Le secteur de la sécurité intérieure – qui regroupe les agents de la sécurité nationale, de la police, de la garde nationale, de la protection civile et des services pénitentiaires – se fragmente et affirme son autonomie vis-à-vis du pouvoir exécutif et législatif au lieu de se professionnaliser et de renforcer son efficacité et son intégrité. Ses membres, souvent démotivés, exercent leur métier dans une institution déstructurée et politisée dans le sillage du soulèvement de décembre-janvier 2010-2011 et dont les statuts remontent à la dictature. Pendant la période de transition qui l’a suivie, les partis politiques ont profité du pouvoir discrétionnaire des ministres de l’Intérieur successifs en termes de révocation, de nomination et de promotion du personnel ; les syndicats de police censés défendre l’institution n’ont, pour la plupart, fait qu’aggraver ses divisions.

Nombre de cadres et d’agents considèrent désormais les réformes comme un élément déstabilisateur à l’image de la révolution et de ceux qui s’en réclament. Un récent projet de loi consacrant l’impunité des forces armées (FSI, armée nationale, douanes) et défendu en particulier par les FSI, montre que celles-ci se recroquevillent sur elles-mêmes. Aux discours politiques qui les renvoient dans le camp de la contre-révolution, de la dictature et des atteintes aux droits humains, répond celui qui, au nom de la guerre contre le terrorisme, oppose sécurité à démocratie.

Beaucoup de professionnels des FSI sont inquiets de l’état de leur institution, même s’ils estiment que celle-ci est en mesure de se réformer sans que des acteurs extérieurs n’interviennent. Les priorités seraient d’améliorer ses capacités de gestion, de réduire ses mauvaises pratiques (brutalités policières, croissance de la petite corruption) et de lutter contre le développement du système clientéliste qui risque de la gangréner.

Or, la présidence de la République, le gouvernement et l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ont leur mot à dire pour améliorer le fonctionnement du corps sécuritaire (contrôle parlementaire par exemple). Plutôt que de tenter d’imposer leur vision aux FSI, ils devraient canaliser la volonté d’indépendance de celles-ci : les encourager à renforcer leurs propres instruments de contrôle interne, recadrer leur fonctionnement dans le nouveau contexte démocratique, et offrir le soutien indispensable à leur professionnalisation.

L’expérience de ces quatre années de transition montre que la lutte frontale entre FSI et pouvoir politique aboutit à une impasse. La révolution et la contre-révolution n’ont pas été à la hauteur de leurs ambitions. Leur combat, en partie exagéré par le citoyen ordinaire, a produit la fausse antithèse entre ordre et liberté qu’il convient aujourd’hui de dépasser.

Le gouvernement et le parlement devraient se mettre d’accord avec les FSI sur des nouvelles règles déontologiques, élaborées en commun à l’issue d’une large consultation à l’intérieur et à l’extérieur du corps sécuritaire. Celles-ci prendraient notamment en compte la nouvelle mission des forces de l’ordre dans la Tunisie de l’après Ben Ali. Ceci suppose une réflexion collective, en particulier au sein du ministère de l’Intérieur, ainsi qu’un débat politique national sur la notion de sécurité, le rôle et les missions de la police (distinctes de l’armée), les causes de la fracture Nord/Sud et de la violence jihadiste ainsi que la crise de confiance de la population envers l’appareil sécuritaire.

La présidence de la République, le gouvernement et les partenaires internationaux de la Tunisie gagneraient à comprendre que corriger de manière urgente les dysfonctionnements des FSI pour faire face aux défis sécuritaires, ne peut se limiter à l’amélioration de l’équipement des unités d’intervention ou au renforcement des capacités opérationnelles anti-terroristes, même si ceci est nécessaire. Renforcer l’appareil de sécurité intérieure passe en priorité par la modification des statuts juridiques qui régissent le secteur, la mise en œuvre d’un ambitieux plan de gestion des ressources humaines ainsi que l’amélioration de la formation initiale et continue.

Sans une réforme des FSI qui permettrait d’appliquer une stratégie de sécurité globale, le pays maintiendra une gestion des crises au coup par coup, à mesure que son environnement régional se dégrade et que ses tensions politiques et sociales augmentent, au risque de sombrer dans le chaos ou de renouer avec la dictature.

Prévenir ce scénario demande un effort conjoint de la classe politique et du secteur de la sécurité intérieure. Ceci semble fondamental pour éloigner la tentation de restaurer la « peur du policier » ou de conférer toujours plus de tâches de sécurité intérieure à l’armée nationale dans le but de compenser la faiblesse et la mauvaise gestion des FSI.

Cet ensemble de mesures représente une étape préliminaire essentielle pour repenser la réponse à la montée des violences sociales et politiques. Celles-ci constituent un enjeu national qui va au-delà de la mission des forces de l’ordre : nécessité à terme de concrétiser des projets de développement dans les régions frontalières, de rénover l’habitat dégradé dans les zones périurbaines, d’améliorer les conditions carcérales, et de promouvoir des alternatives à l’idéologie jihadiste, entre autres. Les FSI ne doivent pas se retrouver seules à combler le manque de vision stratégique de la classe politique.

Executive Summary

ever more devastating jihadi attacks has been ad hoc. The attacks in Tunis and Sousse, in March and June 2015, as well as frequent assaults against the police, the National Guard and the army over the past two years, especially in areas along the country’s borders, are evidence of jihadi groups’ significant advances. The authorities are struggling to confront this threat and develop a public policy on security. While their predicament is primarily linked to problems inside the internal security forces (ISF), the regional context does not help. To tackle jihadi violence, as well as better manage political and social conflicts, a thorough reform of the ISF will be necessary.

Instead of promoting standards of professionalism and strengthening its efficiency and integrity, the internal security sector – which includes National Security, police, National Guard, civil defence and correctional services – is both fragmenting and asserting its authority vis-à-vis the executive and legislative branches of government. Its members, many lacking motivation, carry out their profession in an institution whose statutes date from the time of dictatorship and that has been uprooted and politicised by the 2010-2011 uprising. During the subsequent transition, political parties took advantage of the discretionary power held by successive interior ministers in matters of recruitment, promotions and dismissals; police unions supposed to defend the institution have, for the most part, only worsened its internal divisions.

Many officers and staff now look at reform as destabilising, much as they see the revolution and those who speak in its name. A recently submitted ISF-championed draft law granting impunity to the security forces (the ISF, the national army and the customs police) indicates that they are on the defensive. They respond to political rhetoric accusing them of representing the counter-revolution, dictatorship and human rights abuse with a narrative of their own that pits security against democracy as part of a “war on terrorism”.

Many elements inside the ISF are worried about the state of their institution, even if it has the capacity to reform without the intervention of external actors. Priorities should be improving management capabilities, curbing bad practices (police brutality, the spread of petty corruption) and pushing back the rise of clientelism that is hollowing it out.

Yet, the presidency, the government and members of the Assembly of the People’s Representatives (APR, the parliament) have a role to play in improving the security sector (through, for example, parliamentary oversight). Rather than impose their vision on the ISF, they should channel the ISF’s desire for independence: encourage it to reinforce its internal oversight mechanisms, review the way it is structured and operates, and provide the support necessary for its professionalisation.

The last four years of transition have shown that a head-on fight between the ISF and the political class is a dead end. Neither revolution nor counter-revolution has achieved its goals. This confrontation – in part exaggerated by ordinary citizens – has produced a false antithesis between order and liberty that must be overcome.

The government and APR should agree on a new ISF code of conduct, to be drafted jointly following wide consultation inside and outside the security sector and taking into account its new mission in the post-Ben Ali era. This should entail a collective reflection, particularly inside the interior ministry, as well as a national political debate on the notion of security, the role and mission of the police (as distinct from the military), the causes of the north/south fracture and jihadi violence, and the public’s lack of confidence in the security apparatus.

The presidency, the government and Tunisia’s international partners should understand that the urgent need to correct the ISF’s dysfunctions enabling it to confront the country’s security challenges, cannot be limited to improving the equipment of operational units or reinforcing counter-terrorism capabilities, even if this, too, is necessary. Strengthening the internal security apparatus requires first and foremost changing the laws governing the sector, establishing an ambitious human resources management plan and improving basic training and professional development.

Without an ISF reform that would allow for the formulation of a holistic security strategy, Tunisia will continue to stumble from crisis to crisis as its regional environment deteriorates and political and social tensions increase, at the risk of sinking into chaos or a return to dictatorship.

Preventing such a scenario will require a joint effort of the political class and the internal security sector. Such cooperation will be critical to preventing the temptation to restore the public’s “fear of the police” or increasingly burden the national army with internal policing tasks to compensate for the ISF’s weakness and poor management.

This set of measures amounts to an essential preliminary step before rethinking the state’s response to increased social and political violence. This is a national challenge that encompasses more than the security forces’ mission: it also entails tackling the need to make progress on implementing regional development projects in border regions, rehabilitating degraded living conditions in the urban peripheries, improving prison conditions and promoting alternatives to jihadi ideology, among others. The ISF should not find itself alone in compensating for the lack of strategic vision of the political class.

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